JARDIN PUBLIC… SECRETS DE JARDIN …
Un énorme massif de fleurs s'imposait au centre du minuscule jardin public épargné par les promoteurs soucieux de constructions envahissantes.
En jaillissaient des myriades de tiges qui s'épanouissaient en feuilles longues, rondes, effrangées, dentelées, grasses, translucides…De cette touffeur verte émergeaient des pétales rouges ou bleus, tavelés de brun, marbrés de noir ou sillonnés de roux…Ils enserraient avec délicatesse un cœur jaune mordoré ou délicieusement noir ou brun d'où saillaient les dards à pointes émoussées.
Sous la brise fantasque les pétales ondoyaient et leur mouvance émettait des senteurs colorées. Parfois, un pétale s'échappait, annonciateur d'une fin proche mais élégante. Un rayon de soleil se permettait de glisser sur une goutte d'eau qui s'irisait alors, se gonflait de couleurs, prête à éclater sous la chaude caresse…Parfois ce même rayon de soleil chatouillait les cornes d'un escargot qui se frayait un chemin dans cette jungle accessible à sa dévastation…Les insectes, attirés par cette brillance parfumée, bruissaient et bourdonnaient, tout à fait oublieux du guet fatal des étourneaux piailleurs et gourmands…Quant aux pigeons, leur voracité maladive s'exerçait de préférence sur les miettes de pain que leur lançaient les enfants.
Autour des enfants, hommes, femmes, adolescents et vieillards s'inséraient dans cet échantillon de nature…Leurs silhouettes jaillissaient des bancs publics comme autant de tiges où s'épanouissaient des visages ronds, ovales, lisses, burinés, dégageant le bonheur, les soucis, la douleur…Dans ces visages, les îlots gris, verts ou bleus, mouchetés de brun, pailletés de noir ou étoilés de roux, mettaient des notes de couleurs qu'avivait parfois une pensée fugitive.
Assis sur un banc, à côté d'une femme, un homme regardait la brise soulever discrètement les pétales des fleurs…La femme occupait ses mains et, semblait-il, son esprit, à tricoter…De temps à autre son regard noyé de laine se portait vers de jeunes enfants que passionnait la nourriture des pigeons…
Et l'homme contemplait les fleurs et son regard s'animait sous le flux des souvenirs. Ces fleurs si étrangement semblables à celles qu'il fixait vingt ans auparavant…leur lot d'insectes bruissants…Hélène assise près de lui…Hélène à peine sortie de l'adolescence comme lui…Comme lui, embarrassée de son corps et de ses pensées…Il voulait lui offrir les mots les plus fous de l'amour…Il lisait un encouragement dans ses regards ardents. Mais les mots s'enroulaient en chaude écharpe autour de son cou et se blottissaient là, en un cocon indébrouillable. Ne filtraient que des chapelets de sons indépendants de sa pensée, des lambeaux de sa passion… Son corps aussi se jouait de lui. La main qu'il voulait avancer, le bras qu'il voulait allonger, les lèvres qu'il voulait tendre, avaient acquis une autonomie délirante et se refusaient au moindre mouvement.
Tout son être tendu répercutait les sons de leur interminable discussion sur les preuves de l'existence – ou non-existence ! – de Dieu. Comment briser ce chapelet sonore, entrebâiller cette coquille de bruit ?
Or, brusquement, il avait décidé de jouer son amour comme il risquait ses billes quand il était petit garçon…L'abeille qu'il s'amusait à suivre des yeux était semblable à celle qui avait scellé son destin sentimental ce jour-là ! Elle s'approchait d'un canna sanglant, s'en éloignait pour y revenir, hésitait, bruissait, indécise…L'homme fixait l'abeille…oui…elle allait s'arrêter sur la fleur et, à cet instant précis, il poserait sa main sur celle d'Hélène et… L'angoisse le submergeait…
Enroulé dans la couverture de ses souvenirs, il soupira, meurtri…La femme à côté de lui se retourna, surprise : "Qu'as-tu donc ? " s'enquit-elle brièvement et, sans attendre de réponse, revint à la tiédeur de son tricot. Quant à lui, l'angoisse continuait de le pétrifier : l'abeille restait prisonnière de son indécision. Elle ne se posait pas.
Hélène, blessée par le silence de son ami, était partie… de façon irrémédiable…
Aujourd'hui, l'homme comprenait pleinement la lâcheté qui l'avait conduit à son actuelle solitude d'homme marié sans trop d'amour…
Son regard s'attarda sur un moineau attendrissant de maladresse qui se rapprochait de deux femmes qui chuchotaient.
- J'ai eu tant de soucis toute ma vie, soupirait la plus âgée. Je n'ai connu que des malheurs.
- Voyons, essaya de tempérer la plus jeune, sa fille assurément à comparer les rousseurs semblables et cet air d'appartenance que la famille donne à ceux qui vivent dans son cercle fermé. Sa mère ne l'écoutait pas, ne voyait pas le moineau peureux et hardi à la fois qui sautillait vers elle, son œil rond fixé sur la miette de pain à ses pieds. L'âge l'avait réduite à elle-même et à ses obsessions.
- Mais oui, je le comprends, c'est mon fils. Son père ne fait que le juger, lui qui a tant travaillé toute sa vie…À quoi bon ? Mon fils a raison d'essayer une autre vie. Mais ce qui est difficile d'accepter pour moi et pour son père, ce sont ses emprunts alors que nos revenus sont si maigres. En plus, il en parle facilement comme de " cadeaux " qu'il ne voit pas l'obligation de rembourser ! C'est vrai, ce sont de petites sommes…C'est un véritable charmeur…Il a tant d'attentions… As -tu remarqué dans quel état il était la dernière fois ? Maigre, si maigre, et fébrile…parlant de tout, de rien, changeant brutalement de sujet…Ses mains…ses mains …Crois-tu qu'il se…Regarde, n'est-ce pas lui qui s'avance vers nous ?
- Non, maman, calme-toi, murmura la jeune femme dont le regard brilla d'une étrange lueur de colère et d'incompréhension devant cet amour maternel sans lucidité qui l'excluait.
- Il lui ressemble, la même démarche, les mêmes cheveux, la même barbe…Mon fils a le courage de faire ce qui lui plaît…Il dévore la vie à belles dents et ne se contente pas d'un ersatz comme je l'ai fait ! Moi et mes petits sursauts de révolte…! Lui, il a tout envoyé promener …Mais comment, de quoi vit-il ? Il m'a quand même donné son adresse mais je n'ose pas y aller – si elle était fausse …Il ment avec une telle habileté… Mais il est si gentil, si affectueux…
- Oh ! Regarde le moineau qui vient chercher refuge près de …
Mais la douce remarque n'interrompit pas la litanie de la vieille dame tandis que le moineau se rapprochait habilement d'un pigeon, son ennemi certes mais bien utile pour lui ouvrir un passage parmi ses congénères à l'affût des miettes de pain. Le moineau le suivit, attentif à tous ses mouvements. Il redoubla de sauts furtifs afin de le suivre de près, de plus en plus près…Trop près ! Le pigeon se retourna sèchement, bec agressif ! Le moineau avait déjà disparu ! Le pigeon se retrouva dans une forêt de jambes peu rassurantes. Un envol orgueilleux vers deux jeunes rêveurs lui apparut comme une sécurité préférable à la satiété !
Le jeune homme, perdu dans son amour, ne le vit pas s'approcher, la jeune fille n'en eut pas plus conscience. Leurs mains s'étaient enlacées, leur silence vibrait du pépiement des moineaux, se colorait de la nuance vive des fleurs, devenait moineau, fleur, parfum, vie intense et fragile…Le soleil les caressait, complice de leur désir muet, si absolu qu'il en devenait difficilement supportable. Quelques mots murmurés : " On est bien ici, non ", se révélèrent incapables de traduire les sensations colorées et bruissantes envahissant leurs corps, sensations qu'ils absorbaient avec une voracité voisine de celle des pigeons pourfendeurs de miettes. Les deux jeunes gens n'étaient plus que mouvements, couleurs, lumière, chaleur…Leur intensité intérieure croissait, devenait insoutenable. Pétrifiés, ils se regardaient…" Tu viens ? On s'en va …" réussit-elle à murmurer. Phrases prosaïques qui les délivrèrent du charme. Encore éblouis, ils se levèrent, marchèrent du même pas lent, accompagnés de leur vibrant silence…
Les fleurs, inlassablement, s'offraient au soleil. Moineaux et pigeons luttaient pour s'emparer de la même miette de pain. Dans l'ombre, l'escargot achevait inexorablement la feuille amputée de ses extrémités dentelées…
Un couple de vieillards au silence incolore et froid prit les places laissées libres par les deux jeunes gens…
Denise Doderisse